Nouvelles Philip Shaw

La récolte n’est pas faite, mais le marché agit comme si elle l’était

05 juin 2025, Philip Shaw

Ça a été une assez bonne semaine ici. J’ai recommencé les semis jeudi dernier après une longue pause. J’ai réussi à presque tout semer. Et puis, splat ! Un autre 1,3 pouce de pluie — jamais le bienvenu sur du soya fraîchement semés — et une saison déjà en retard l’est encore plus. Je sais bien que c’est mon coin de pays, et que ça ne reflète pas nécessairement ce qui se passe ailleurs. Cela dit, jusqu’ici, ce n’est pas 2019, où la saison des semis en Ontario s’est étirée jusqu’en juillet.

Les prix des grains donnent l’impression qu’ils devraient être plus élevés, mais ce n’est pas le cas. Je dis ça parce qu’on approche la mi-juin, période où, en règle générale, la saisonnalité pousse à vendre la nouvelle récolte. Cette année, pourtant, pas vraiment : les prix sont stagnants. Inutile de dire que certains diront : « Phil, on ferait mieux de vendre maintenant avant que la grosse récolte arrive cet automne. »

Je vous laisse en juger par vous-même, mais gardez en tête que tout semble aller dans ce sens. Il y a un an et demi, je disais que c’était l’offre abondante qui dominait. Et à l’approche de l’été, c’est encore le cas. Clairement, ceux qui pensent que les prix vont baisser à la bourse ont le contrôlent dans le marché depuis un bon moment. En fait, ils sont tous du même côté du bateau… et quand c’est le cas, le bateau finit souvent par chavirer. La vraie question pour les producteurs, c’est : quand cela va-t-il arriver ?

C’est difficile cette année, parce qu’on voit ce que font nos amis spéculateurs. En grande majorité, ils sont à découvert sur les marchés du blé, du maïs et du soya (ils ont vendu à la bourse...). Et le marché du blé est presque toujours dans cette situation. Je ne pense pas que beaucoup de gens en Ontario ou au Québec soient emballés par l’idée de récolter du blé à 6 $/bo. (220 $CAN/tm) cette année. Pour être honnête, on peut remercier la valeur du dollar canadien d’avoir maintenu un plancher sous nos prix ces dernières années. 

La semaine prochaine, le USDA publiera son rapport WASDE de juin. Je ne m’attends pas à un feu d’artifice, mais on approche de la fin du mois, moment où des « bombes » sur les prix des grains peuvent exploser. Tout changement important dans les superficies ensemencées aux États-Unis sera intégré aux algorithmes de négociation à la bourse, ce qui pourrait causer des soubresauts de prix vers la fin du mois. 

Actuellement, le maïs argentin est le moins cher au monde, avec des prix FOB inférieurs à ceux du maïs américain. En même temps, nos amis brésiliens voient leur maïs Safrinha mûrir, avec une récolte prévue à la fin juin. Cela va générer une forte concurrence sur les mers, y compris pour le maïs ontarien et québécois. Ajoutez à cela la grande récolte américaine qui pousse dans les champs, et vous comprendrez pourquoi les prix sont restés assez mous ces dernières semaines.

À bien des égards, le marché des grains se comporte comme si la récolte était déjà faite, alors qu’on est seulement début juin. Ça ne tient pas la route, car on connaît les risques qui se profilent. Une crête de chaleur est prévue dans le CornBelt aux États-Unis à la fin juin. Si elle se transforme en « dôme de chaleur infernal », on sait tous ce que cela pourrait provoquer sur la récolte de maïs américaine : les prix grimperont. 

Cela dit, tout se déroule dans un contexte de marché mondial de l’offre, où la concurrence s’intensifie. Il est vrai qu’on n’a pas connu de catastrophe majeure de production depuis quelques années, mais ce n’est qu’une question de temps. C’est difficile à dire alors que j’essaie encore de faire lever mon soya, constamment écrasés par Mère Nature. Mais n’oubliez pas que le reste du monde est dans une situation différente. L’augmentation des stocks ailleurs pourrait rendre l’offre américaine encore plus encombrante et moins compétitive face à celle de l’Ontario et du Québec. Le jeu sur les bases demeure une réalité, même en plein été.

Tout cela survient dans un contexte où, en Ontario et au Québec, nos cultures accusent du retard. Bref, malgré un excellent mois d’avril, mai a été froid et pluvieux, ce qui n’est pas bon pour les cultures. Le soya a de la difficulté à émerger des sols détrempés. Le maïs a encore du potentiel, mais il a perdu un peu de l’optimisme du début de saison. Ce ne sont pas des conditions propices à des rendements records dans l’Est du pays.

Et pourtant, les marchés à terme sont évalués comme si tout allait pour le mieux. C’est une hypothèse toujours risquée au début juin. Les spculateurs sont peut-être très fortement positionnés à la baisse, mais il suffirait de peu — une canicule pendant la pollinisation de juillet, un rapport WASDE décevant, ou des attentes de rendement en baisse — pour provoquer un revirement de sentiment. Et parfois, ces changements ne se manifestent pas graduellement, mais soudainement. On appelle ça des « cygnes noirs ».

Alors non, les prix des grains n’ont pas encore grimpé. Mais le risque, lui, est toujours devant nous — pas derrière. Et parfois, c’est tout ce dont le marché a besoin. En tant qu’agriculteurs, nous vivons et respirons ce risque.

En attendant, comme plusieurs d’entre vous, je guette mon soya qui tentent de percer la croûte du sol et j’espère que Mère Nature mettra un frein à la pluie. Parce qu’ici, sur le terrain, la récolte est loin d’être faite… et l’histoire est loin d’être terminée.


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